A trente ans, à peine si elle
savait qu’elle serait une chanteuse. Onze ans plus tard, en 1953, elle allait
héroïquement au bout de deux représentations de l’Orphée de Gluck et se rendait
à l’ennemi, l’impitoyable leucémie. Comme Lipatti trois ans plus tôt. Comme lui
après le plus bouleversant, le plus noble, le plus bref Chant du Cygne. Être
Orphée et mourir. Mais qu’elle immortalité, depuis qu’elle nous a fait entendre
cette voix qu’un poète a dite venue d’une autre rive.
Il y a des voix qui sont des
appels. Elles n’ont presque pas besoin de chanter : elles sont. Le timbre
est là, qui ne s’apprend pas. Il y a des mots qu’il suffit de dire. Il y a la
sensibilité qui sans avoir besoin de chercher, trouve et touche. Comme c’est
simple ! Pourtant cela semble venir de plus loin que le monde. C’est
Orphée, qui ouvre les oreilles, et anime les pierres. Qu’on entende ce simple
air de Haendel, dévêtu de son orchestre, de son brio italien, de sa virtuosité
vocalisante. Reste (« Come to mee, soothing sleep ») la loyauté des
mots, dits avec un tact sublime, l’honnêteté d’un chant objectif et pur,
quelque chose d’aussi rare, d’aussi simple, d’aussi nécessaire que l’eau pure.
C’est pour cette surnaturelle honnêteté que Bruno Walter aima Kathleen Ferrier.
Elle avait peur de n’être pas assez bonne en allemand, elle avait peur de ne
pas être assez chic pour Salzbourg. Elle ne savait être qu’elle-même et ne
savait pas que c’était pour cela qu’on l’aimait. Bruno Walter n’expliqua rien :
il fit sentir. Et pout Kathleen Ferrier sentir, c’était savoir. Il en résultat
une rencontre musicale divinatoire, une des bénédictions de notre temps. Et
c’est une des grâces du disque, d’avoir su fixer ces choses immortelles.
Haendel, Purcell, les duos
avec Isobel Baillie, c’est le versant anglais de Kathleen Ferrier : santé
et simplicité, un chant entre l’église et la campagne, où il est également chez
lui. Mahler, c’est l’autre versant, révélé par Bruno Walter. Ensemble, à
Edimbourg et à Salzbourg, ils donneront un Chant de la Terre au bout duquel,
murmurant ses derniers Ewig… Kathleen pouvait à peine aller. Et le public,
retenait son souffle, et ses larmes. Mais ces Kindertotenlieder, c’est
une expérience presque plus déchirante. C’était 1949, au lendemain de leur
rencontre. L’ami, le confident, le légataire de Mahler disparu de puis presque
quarante ans, menait à Mahler la voix que celui-ci avait rêvée, sans jamais
l’entendre. Avec l’ingénuité de cette Anglaise qui, sept ans plus tôt, ne
savait pas qu’elle serait chanteuse, ni à plus forte raison chanteuse allemande,
avec ses mots gauches et vrais, qui osent l’émotion la plus nue, et la pudeur
la plus réservée. Mahler et son cycle de Mort trouvaient enfin la voix qu’il
leur fallait : pas la révolte mais la compassion. L’Amour qui ose dire son
nom. L’Ange, à nous venu, comme une voix qui connaît l’autre rive.
Les destins foudroyés sont,
évidemment, les plus poétiquement beaux. Mais enfin cela ne suffit pas. Hors sa
mort à 43 ans, Kathleen Ferrier n’eut rien de romanesque. Son héritage de
disques, ce sont des chansons du pays, des airs de Bach ou de Haendel, bien peu
de Brahms ou de Schumann, et en opéra Orphée seulement : rien qui puisse
faire les légendes mondiales. Et pourtant elle est une légende : pour tous
ceux qui, nés bien après sa mort, la découvrent encore, un rêve devenu vrai.
Comme c’est simple, cela aussi ! Sans affection, sans artifice, sans rien,
presque sans l’avoir voulu, Kathleen Ferrier est là, proche, présente. Presque
intérieure. Pour une fois, le miracle du chant, c’est cette chose toute simple :
la vérité d’une voix. (André Tubeuf)
Bruno
Walter conducts Mahler - Kindertotenlieder (Wiener Philarmoniker), Kathleen
Ferrier (1949)
1 - 00:00 Nun will die Sonn' so hell aufgen'n
2 - 04:50 Nun seh' ich wohl, warum so dunkle
Flammen
3 - 09:27 Wenn dein Mütterlein tritt zur Tür
herein
4 - 13:57 Oft denk' ich, sie sind nur
ausgegangen
5 -16:50 In diesem
Wetter, in diesem Braus
Enregistré le 4 octobre 1949
Kathleen Mary Ferrier, née
le 22 avril 1912 à Preston en Angleterre et morte à Londres le 8 octobre 1953,
est une contralto anglaise qui a acquis une renommée internationale grâce à la
scène, aux concerts et à ses enregistrements.