CAHIERS DU CINEMA
N°72, juin 1957
André Bazin, Jacques Doniol-Valcroze, Eric
Rhomer, rédacteurs en chef
LE
CINEMA ET SON DOUBLE
LE
FAUX COUPABLE, film d’Alfred Hitchcock
Warner Bross, 1956
Avec Henry Fonda, Vera Miles, Anthony Quayle, Harold
J. Stone, Charles Cooper, John Heldabrand…
Critique
de Jean-Luc Godard
Premier acte. Le Stork Club,
on le sait et l'un des rendez-vous les plus distingués (sophisticated)
de New York. Air conditionné, odeur de havanes, rouge à lèvres, hifi… mais la
caméra, dans la salle qui se vide en surimpression du générique, ne cadre ni
les vedettes névrosées, ni les millionnaires en vadrouille. Elle s'approche peu
à peu du sage petit orchestre qui étirent des blues langoureux. Le Stork Club
ferme. Christopher Balestrero (Henry Fonda) pince une dernière corde, remise sa
contrebasse, et souhaite, en sortant, le bonsoir au portier. À cet instant,
grâce à l'angle sous lequel la scène est filmée, on a l'impression que deux
policiers l'encadrent. C'est un hasard. Ils le dépassent et continuent leur
ronde. Plus encore que le symbole de la future arrestation de Balestrero,
Hitchcock symbolise par ce plan le rôle primordial que jouera le hasard dans The
Wrong Man, le marquant à chaque seconde d'une empreinte indéfectible. Peu
importe pour le réalisateur de L’Homme qui en savait trop la psychologie
au sens habituel du mot, seules comptent désormais les volte-face du destin.
Avant même le générique, Hitch,
jouant le jeu, a d’ailleurs loyalement prévenu le spectateur. Dans un éclairage
violemment contrasté, on voyait sa courte silhouette ronde faire quelques pas
puis stopper. Une voix sourde, humble, s’élevait : « Ce film ne
ressemble à aucun de mes autres films. Pas de « suspense ». Rien que
la vérité. » Sachons lire entre les lignes. Le seul
« suspense » de The Wrong Man est celui du hasard lui-même. Le
sujet de ce film réside moins dans l’imprévu des évènements que dans leur
probabilité. A chaque plan, chaque répartie, chaque cadrage, Hitchcock fait la
seule chose à faire pour cette raison un peu paradoxale mais péremptoire qu’il
a le droit de faire n’importe quoi, « Que sera sera », puisque
« What will be » has been.
Reprenons notre récit.
Balestrero, Manny pour les amis, prend le métro pour aller en banlieue dormir
du sommeil du juste. Trajet faisant, il annote dans le journal les résultats
des courses. Il y joue parfois de petites sommes, par désœuvrement plutôt que
par appât du gain. A Rose, sa femme (Vera Miles) qui l’interroge là-dessus, il
répond que les chevaux l’intéressent moins que de voir combien aurait pu lui
faire perdre ou gagner des paris qu’il fait très souvent « pour du
beurre ». Notons en passant qu’aucun plan du journal dans lequel se plonge
Balestrero dans le métro n’est inutile. De toute sa carrière, Hitchcock n’a jamais
tourné un seul plan gratuit. Les plus anodins, en fin de compte, servent
toujours à l’intrigue qu’ils enrichissent un peu à la manière dont la petite « touche »
chère aux impressionnistes enrichissait le tableau. Ils ne tirent leur valeur
particulière que de l'observation de l'ensemble. Dans ce journal, par exemple,
nous voyons une réclame pour une marque d'auto. Nous savons ainsi que Balestrero
a une femme et deux enfants car autour de l'auto il y a une jeune femme et deux
enfants qui font sourire notre modeste héros. Autre exemple encore plus probant :
il y a aussi dans le journal une réclame pour une compagnie d'assurance. Ce
plan explique que Balestrero puisse penser tout de suite à emprunter de
l'argent sur une police d'assurance, lorsqu'il lui faudra les trois cents
dollars que lui demande Rose, souffrant d'une dent de sagesse, pour payer le
dentiste. Terminant alors la discussion avec Rose, déjà couchée, nous avons
déjà droit à l'un des cinq ou six admirables gros plans qui émaillent ce film d’éclairs
plus dignes encore de Murnau que de Dreyer. Après s’être gentiment,
fémininement devrait-on dire, plainte de sa dentition, Rose se laisse
volontairement persuader qu’elle est la plus charmante épouse du monde. Elle
demande à Manny d’être sage et de la laisser dormir. Contre-champs et long gros
plan sur Henry Fonda, les yeux dans le vague qui pense, qui est. Se
référant à celui-ci, nous retrouvons un gros plan analogue dans une scène
décisive de l’avant-dernière bobine, après l’examen de Rose par un psychiatre,
lorsque Balestrero décidera de placer Rose, devenue folle, dans la meilleure
clinique qui soit. La beauté de chacun de ses gros plans, de ces regards
attentifs au seul écoulement du temps, naît de l’intrusion du sentiment de la
nécessité dans celui du futile, de l’essence dans l’existence. La beauté du
visage de Henry Fonda pendant cette seconde extraordinaire qui s’éternise, est
comparable est comparable à celle du jeune Alcibiade décrite par Platon dans
« Le Banquet ». Elle n’a comme seul répondant que l’exacte vérité.
Nous sommes dans le drame le plus rocambolesque parce que nous sommes dans le
documentaire le plus parfait, le plus exemplaire. Ces deux gros plans ne
peuvent se terminer moralement que de la même façon. Là, Balestrero déclare au
psychiâtre : « I want the best for her”. Manny aime Rose d’autant plus qu’elle a douté de leur
bonheur ici-bas et qu’elle en est devenue folle, preuve irréfutable de leur
amour réciproque. Ici, le gros plan se termine par un panoramique sur Fonda qui
se penche et embrasse Vera Miles dans le creux de la nuque.
Le lendemain matin, tout en
séparant ses jeunes fils qui se chamaillent, Balestrero décide d’aller demander
à sa compagnie d’assurance combien d’argent il peut emprunter sur la police de
Rose. Mais, alors qu’il pénètre dans les bureaux, une secrétaire s’imagine
reconnaître en lui l’auteur d’un hold-up, commis il y a plusieurs mois au
détriment de ladite compagnie. Alertée, la police attend Manny devant chez lui
et l’emmène pour un interrogatoire sans lui laisser le temps de prévenir Rose.
An commissariat, il apprend qu’on le soupçonne non seulement d’un, mais de
plusieurs hold-ups chez les boutiquiers du coin. Les sommes dérobées sont
minces, 30, 45, 70 dollars. Mais le sentiment d’un engrenage inexorable est
d’autant plus fort, que les policiers, les témoins, le décor, tout reste un peu
fade, minable et saugrenu. Le découpage retrouve ici sans difficulté ce naturel
dans l’invention qui fait le prix de tous les Griffith. Le banal procédé du
champ - contre-champ reprend en conclusion son efficacité première grâce à la
vérité des prémisses de l’argument. Les changements de plans sont
simplement et uniquement conditionnés par les mouvements des regards. Ainsi,
lorsque les deux pimbêches de la compagnie d’assurances auront à reconnaître
Balestrero, aligné parmi d’autres suspects, un cinéaste plus maladroit, alors
qu’elles comptent « un, deux, trois, quatre », aurait
probablement fait un travelling latéral, alternant avec les filles et les
policiers, et stoppant chaque fois sur Fonda, quatrième dans le rand des
prévenus. Mais nous n’aurions eu là que
les points de vue séparés des filles, des inspecteurs et du faux
coupable. Hitchcock nous donne ces points de vue réunis. On ne voit pas
mais on entend les filles compter jusqu’à quatre, la caméra tourne le dos à
Fonda et cadre en plan général le chef du commissariat dont le regard se déplace
quatre fois de suite. Cadrer l’inspecteur en gros plan eût été également une
erreur, car ce n’est pas son point de vue qui importe (son regard change de
direction professionnellement, sans intention malveillante) mais bien le point
de vue de Balestrero, que l’on devine épouvanté précisément par le regard
machinal du commissaire.
Avant d’être une leçon de
morale, The Wrong Man est à chaque minute une leçon de mise en scène.
Dans l’exemple que je viens de citer, Hitchcock sut par un seul plan nous
donner avec une force que, séparés, ils n’auraient pas l’équivalent de
plusieurs gros plans. Mais surtout, voilà ce qui est important, il le fit à bon
escient, au moment voulu. De même, il saura, quand il le faut, faire l’inverse,
et donner par quelques gros plans rapides l’équivalent d’un plan d’ensemble. La
prise des empreintes digitales, moderne flétrissure qu’autrefois le bourreau
imprimait au fer rouge sur la chair du dévoyé, cette marque infâmante,
HItchcock nous la fait ressentir de façon terrible. Pouce, index, majeur
noircis, regards de l’inspecteur, hébétement de Fonda, distorsion des poignets
quand les doigts roulent sur le carton, les plans se chevauchent l’un l’autre,
grâce aux raccords uniquement faits dans le mouvement, dans un montage rapide
et forcené qui rappelle Arkadin.
L’accalmie qui suit, alors
que l’on vide ses poches avant qu’il ne passe sa première nuit en prison, ne
fait que mieux ressortir le vide moral et physique où se trouve Balestrero qui
n’a plus que la force d’enregistrer, de voir. Ceci explique que
pour traiter, tout de suite après l’arrivée du faux coupable dans sa cellule,
Hitchcock emploie la technique la plus élémentaire. Ce qui aurait pu passer
pour une suprême coquetterie de la part du plus célèbre virtuose de la caméra
n’est en effet que la preuve de sa modestie. Cette aventure vécue, comme
Bresson, il nous l’offre sans ornement. Balestrero entre dans sa cellule. Il
regarde le lit : contrechamp sur le lit, le lavabo : contrechamp sur
le lavabo, il lève les yeux : contrechamp sur l’angle des murs et du
plafond, il regarde les barreaux : contrechamp sur les barreaux. Nous
comprenons alors que Manny voit sans regarder (à l’inverse du
lieutenant Fontaine) de même que pendant le procès il entendra sans écouter.
Les données immédiates de la conscience, Alfred Hitchcock, une fois de plus,
prouve que le cinéma, mieux que la philosophie et le roman, est aujourd’hui
capable de les montrer. Balestrero, fatigué, s’appuie au mur, quasi saoûlé de
honte. Il ferme très fort les yeux, essayant, ‘espace d’une seconde de
se ressaisir. Le cadrant en plan moyen, la caméra tente alors des cercles de
plus en plus rapides autour de lui, dans un axe perpendiculaire au mur où Fonda
s’est adossé. Ce mouvement giratoire sert d’enchaînement avec le plan suivant
qui montre, le lendemain matin, Balestrero emmené au tribunal suivant la
coutume américaine, qui déterminera si l’accusé a un vrai procès ou pas.
Comme souvent, c’est dans les
enchaînements qu’Hitchcock analyse des sentiments, des impressions subjectives
d’ordre trop mineure pour prendre place au cours d’une scène importante. Par ce
mouvement de caméra, il parvient ici à rendre sensible un trait purement
physique, la crispation des paupières que Fonda baisse, la force avec
laquelle, un tiers de seconde, elles enserrent l’orbite de ses yeux, faisant
passer dans l’imagination sensorielle un vertigineux kaléidoscope
d’abstractions que seul un aussi extravagant mouvement d’appareil pouvait
rendre avec succès. Un film où il n’y aurait que de telles notations serait
peu, mais celui où elles abondent par-dessus le marché, un tel film est tout.
Depuis Fenêtre sur cour, Hitchcock
multiplie sciemment cette sorte d’effets « épidermiques », et, s’il relègue
la trame de l’intrigue à l’arrière-plan, c’est pour en mieux dévoiler par
à-coups l’évidente beauté. Ces notations néo-réalistes ne sont jamais
gratuites. Elles sont autant de précipités d’un corps dont le caractère,
pour paraphraser La Bruyère, se révèle une fois dans le bain du
monde…
Regarder autour de soi, c’est
vivre libre. Le cinéma, qui reproduit la vie, doit donc filmer des personnages
qui regardent autour d’eux. La tragédie de Christopher Emmanuel Balestrero est
de ne plus pouvoir regarder autour de lui. Et Hitchcock a raison de prétendre
que The Wrong Man n’est pas un film à « suspense », comme ses
précédentes productions, puisqu’il en est l’envers. Le
« suspense » ne vient même plus du fait que l’on voit arriver ce que
l’on savait qu’il arriverait comme dans L’Homme qui en savait trop, mais
au contraire de ce que ne survient pas en fin de compte ce que l’on avait
craint voir survenir. Pauvre Clouzot qui croit encore à Fantômas alors que dans
The Wrong Man l’épouvante provient de ce que c’est le « suspense »
lui-même qui agit en tant que fantôme.
Admirons à ce propos le plan,
remarquablement photographié par Robert Burks, où la voiture cellulaire qui
emmène Balestrero au tribunal passe sur un pont suspendu : petite
silhouette noire, cahotant à l’ombre des immenses piliers de fer, et qui évoque
étrangement la carriole de Nosferatu arrivant au pays des fantômes. Manny,
en effet, ne sait plus très bien qui de lui ou des autres devient un fantôme.
Les rares plans de rues qui se succèdent avant qu’il n’aperçoive de nouveau sa
femme au tribunal, ces quelques plans passent, pour nous et pour lui, comme un
mirage. Rose elle-même est un mirage. On l’entrevoit vaguement au second plan
pendant que Balestrero se voit refuser une mise en liberté provisoire faute de
pouvoir verser une caution de sept mille cinq cents dollars. Mélangé à d’autres
détenus, il est transporté dans la grande prison de Long Island en attendant de
comparaître devant le district attorney. Humilié et offensé, tel pourrait être
le sous-titre dostoïevskien du deuxième et du troisième acte, qui s’achève par
le nouvel emprisonnement de Balestrero dans la foule des criminels de droit commun.
Le mauvais rêve est devenu réalité.
Dans I Confess, le père Logan refusait de parler. Dans The Wrong Man,
Balestrero en vient à douter même du langage, par honte, puis par lucidité.
Dans l’univers concentrationnaire qui devient le sien, il ne regarde plus que
les pieds de celui qui marche devant lui. Hitchcock reprend ici le problème du
champ en travelling-arrière et du contre-champs en travelling-avant utilisé
dans la dernière scène de I Confess, lorsque Montgomery Clift s’avance
vers O.E. Hasse. Peut-on lui en faire grief ? Non, car, de même, dans la
scène où la sous-directrice regarde Henry Fonda par-dessus l’épaule d’une
dactylo, on avait retrouvé un effet déjà utilisé I Confess, alors que
Karl Malden épie, par-dessus l’épaule d’un subordonné, Anne Baxter bavardant avec
Montgomery Clift. Un autre effet, utilisé cette fois dans L’Homme qui en savait
trop, le travelling latéral en gros plan sur les notes de musique, est
également repris ici lorsque Manny, au commissariat, relit le billet que les
inspecteurs lui ont dicté et s’aperçoit qu’il a commis la même faute d’orthographe
que le vrai coupable. Remarquons toutefois que ces trois effets sont utilisés
dans The Wrong Man à des instants moins décisifs que dans les films
précédents et qu’ils renforcent d’autant plus ces instants que ceux-ci occupent
une plus modeste place. C’est bien la meilleure preuve que Hitch ne reprend
jamais un procédé qu’en parfaite connaissance de cause et d’effet.
Ses plus grandes trouvailles, il s’en sert aujourd’hui à titre de conclusion et
non plus de postulat esthétique.
Ainsi, le traitement d’une
scène en un seul plan n’a jamais été mieux justifié que dans celle du deuxième
emprisonnement, lorsque, cadré de dos, Manny entre dans sa cellule : la
porte de fer glisse derrière lui et bouche le champ de la caméra qui s’avance
et recadre notre faux coupable à travers l’ouverture du guichet. Quelques
minutes s’écoulent. Manny véritable « mort en permission », semble
complétement amorphe. On entend alors, « off », crier de plus en plus
fort : « Balestrero, Balestrero ! » Manny fait face
à la caméra qui recule, recadrant la porte et les et les yeux de Manny à
travers le guichet format cinémascope. Ce cadrage reprend celui où Manny,
venant d’être arrêté, assis entre deux inspecteurs, voyait dans le rétroviseur
de la Chevrolet les yeux du conducteur le fixer. Il le reprend, mais en
retournant la signification. La caméra recule devant Manny après l’avoir poussé dans
la cellule. Un premier miracle entre en lice. Le film bascule entièrement.
Quatrième acte. Manny est mis
en liberté provisoire. La caution a été versée par son beau-frère qui l’attend
dehors avec Rose, Rose qui va devenir le personnage principal du reste du film.
Et Hitchcick nous le prouve par un seul plan. Pendant que Balestrero retrouve ses
fils, Rose téléphone à un avocat. Le metteur en scène s’attarde longuement sur
ce coup de téléphone. Inutilement, semble-t-il. Non pas. C’est en effet dans ce
plan que nous retrouvons le fameux thème du transfert de la culpabilité si cher
à l’auteur de L’Inconnu du Nord-Express.
Dans The Wrong Man, le
transfert ne réside plus par la prise en charge par le faux du crime du vrai
coupable, mais dans l’échange de la liberté de Manny contre celle de Rose. A
fausse culpabilité, faux transfert. Ou plutôt, transfert de l’innocence. Le
faux coupable devient la fausse coupable : Hitchcock, ne l’oublions pas, est
plus, qu’aucun autre le cinéaste du couple. L’innocence de Rose est prise ici
dans son sens premier de naïveté. Rose a l’innocence de se croire coupable pour
avoir un doute une seconde de l’innocence de Manny, moins même : pour
avoir cru possible d’en douter. Elle sera punie d’avoir simplement craint en ma
probabilité qu’elle n’avait nullement à craindre puisqu’elle aime son mari.
La naïveté la plus franche
affiche souvent les sentiments les plus subtils. L’innocence de Rose, sa bêtise
presque, sera seule cause de sa brusque folie. Souvenons-nous de la scène où,
inquiète de l’absence de Balestrero, elle apprenait par un coup de téléphone de
la police, les soupçons qui pèsent sur lui. Rose, alors, avait première et
curieuse réplique : « J’étais sûre que c’était quelque chose
dans ce genre. » Elle dit précisément ce à quoi elle est à mille
lieues de songer, ce à quoi elle ne songera même jamais. Mais le seul fait de
l’avoir dit suffit à la faire douter d’elle-même. L’âme la plus enfantine est
aussi la plus fière. Rose devra payer de sa folie sa folle inconséquence de
langage.
Goethe et Balzac nous ont
décrit de telles héroïnes, qui trouvent dans l’effrayante logique de leur
passion d’abord la cause et ensuite l’alimentation naturelle de leur dégradation
physique. Odile ou Honorine moderne, Rose aide de toutes ses forces Manny à
trouver les alibis dont veut faire état leur avocat. Etant en vacances à
l’époque des hold-ups, ils recherchent ceux avec qui ils jouèrent aux cartes et
sauront ainsi réfuter les témoignages adverses. Hélas, Rose, au cours de
l’enquête, ne peut s’empêcher de croire découvrir peu à peu qu’elle aide son
mari moins par un mouvement naturel du cœur que par devoir. Le quatrième acte
s’achève par l’éclatement en plein jour de cette découverte qui ne rongeait
Rose que de l’intérieur. Manny apprend que son dernier témoin est mort. Rose
éclate alors d’un rire hystérique. Coup de théâtre ? Non. Comme l’écrit
Aristote : il est vraisemblable que beaucoup de choses arrivent contre le
vraisemblable. Si Rose devient folle de remords, c’est parce qu’il est logique
que la folie arrive contre la logique.
Chaque plan décisif de The
Wrong Man, en effet, a son répondant, son double, qui le justifie
sur le plan de l’anecdote en même temps qu’il en redoute l’intensité sur
le plan dramatique. L’éclat de rire de Rose fait écho à celui des gamines
habitant maintenant l’appartement de l’un des témoins disparus. La scène de
ménage où elle frappe Balestrero est le double, le négatif de celle, où, au début
du film, elle avait en badinant émis un léger doute sur la probabilité qu’ils
ont d’être heureux en ce monde.
A l’arbitraire de la
situation répond évidemment l’arbitraire de la mise en scène. Le coup de brosse
qui atteint Fonda au front est traité en quatre plans ultra-rapides dans
lesquels on ne voit que le départ et l’arrivée du geste : Rose et la
brosse. Fonda, le miroir brisé, le front de Fonda blessé… Ce montage est
presque celui du Ballet mécanique. Mais il redore singulièrement le
blason. Mieux : Hitchcock nous prouve qu’une trouvaille technique est
vaine si elle ne se double pas d’une conquête formelle au creuset de qui elle
formera ce moulage qui a nom style. Et à la question : qu’est-ce que
l’art ? Malraux a déjà précisément répondu : ce par quoi les formes
deviennent style.
Cinquième et dernier acte.
Gros plan du chapelet que Balestrero égrène sous la table pendant que O’Connor,
son avocat, jouant les Perry Masons des romans de Standley Gardner, s’efforce
de faire se contredire les témoins à charge. A force de finasser sur les
détails, il parvient à ses fins. Excédé de la discussion, l’un des membres du
jury et demande au juge de faire cesser ce manège stupide. O’Connor saute sur
l’occasion et invoque aussitôt un vice de procédure pour demander le renvoi du
procès. Il a gain de cause. Signe avant-coureur du deuxième miracle.
Toujours en liberté
provisoire Manny retourne chez lui. Sa mère garde la maison en l’absence de
Rose qui est en clinique. Il regrette que le procès soit ajourné. Sa fausse
culpabilité lui pèse plus qu’une vraie. Pourtant, dit-il à sa mère, il a prié
Dieu de l’aider. Il ne faut pas demander à Dieu de l’aide, lui répond-t-elle,
mais de la force. Dans sa chambre, s’habillant avant d’aller au Stork Club,
Manny réfléchit à cette dernière parole : demander à Dieu de la force.
Gros plan de Fonda nouant sa cravate. Gros-plan d’un tableau représentant le
Christ. Re-gros plan de Fonda qui regarde le tableau puis début d’une
surimpression : derrière le visage de Fonda apparaît un plan de rue avec
un homme en imperméable et chapeau mou qui s’avance vers la caméra jusqu’à ce
qu’il soit cadré en gros plan lui aussi. Ses traits vont coïncider avec ceux de
Fonda, son menton semble s’imbriquer dans celui de Fonda, les ailes de son nez
dans celles du nez de Fonda… mais non, la surimpression s’évanouit. Et nous
avons devant les yeux le vrai coupable sur qui l’appareil panoramique alors
qu’il va justement tenter un nouvel hold-up. La transition, ici, n’est plus la
charnière où s’articule le récit, mais le ressort du drame dont elle paraphrase
le sujet.
Le vrai coupable, arrêté
grâce au sang-froid d’une commerçante, est à son tour ramassé par la police qui
le conduit au commissariat. L’inspecteur qui avait interrogé Manny croise
l’individu dans le couloir, sort du commissariat, fait quelques pas, stoppe,
nous comprenons qu’il comprend que Balestrero est innocent : « Okay,
Manny ? » lui demande-t-il après l’avoir fait chercher.
« Okay ! » répond Fonda dans un admirable sourire.
La dernière scène du film
montre Balestrero à la clinique. Malgré la bonne nouvelle, Rose est loin d’être
guérie. « J’espérais un miracle », dit Manny, déçu. « Les
miracles existent » lui répond une pimpante infirmière. « Il
faut savoir attendre ». Deux ans plus tard, en guise d’épilogue, nous
apprenons que Rose guérie, coule à nouveau dans sa famille des jours heureux. A
vous de conclure.
Jean-Luc GODARD