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vendredi 4 décembre 2020

vu à travers le tube • polkas, mazurkas et pasos…

J’apprends ce matin qu’hier, mercredi 3 décembre, était une journée de deuil national, deuil décrété par le Roi de France. Je n’ai vu aucun homme en costume noir, je n’ai vu aucune femme cacher son visage par une voilette noire, je n’ai vu aucun corbillard noir, je n’ai vu aucune pleureuse en robe noire, je n’ai vu aucun signe pouvant me rappeler que cette journée était consacrée a un mort récent et que nous devions tous rester au garde-à-vous vingt-quatre heures durant. Au contraire, les rues étaient embouteillées, les queues longues et impatientes devant les magasins qui reçoivent désormais les clients un par un - il faut une journée et plus pour acheter sa baguette de pain - m’ont obligé à marcher sur la voie publique au milieu des voitures, la fanfare du quartier a joué des polkas, mazurkas et pasos sur le kiosque du parc, ma voisine de palier a copulé avec le mari de la libraire toute la journée. Bref ! Une journée ordinaire. Au fait ! Qui donc est mort pour justifier ce décret du Roi ?  


mercredi 11 novembre 2020

in memoriam • cahiers du cinéma . fred zinneman, le train sifflera trois fois (1951)




 

 

CAHIERS DU CINEMA

N°16, octobre 1952

 

Lo Duca, Jacques Doniol-Valcroze, André Bazin, rédacteurs en chef

 

 

 

UN HOMME MARCHE DANS LA TRAHISON

 

LE TRAIN SUFFLERA TROIS FOIS (HIGH NOON), film de Fred Zinneman

Stanley Kramer-United Artists, 1951

 

Avec Gary Cooper (Will Kane), Thomas Mitchell (Jonas Anderson), Lloyd Bridges (Harvey Pell), Katy Jurado (Helen Ramirez).

 

Critique de Jacques Doniol-Valcroze

 

High Noon est le dernier film de Stanley Kramer distribué par les artistes associés avant l’arrangement de Kramer avec la Columbia. Nous sommes heureux qu’il vienne par son excellence confirmer les thèses que nous avancions dans notre numéro 15 au sujet du système de production de Kramer parfaitement séduisant en lui-même, mais dont la meilleure justification est en fin de compte le pourcentage de bons films produits. Or, nous avons vu sept des treize films produits à ce jour par Kramer et High Noon porte cette proportion à cinq sur sept ce qui est assez édifiant.

 

 

Le western est un genre qui a fait ses preuves. C’est aussi une recette éprouvée. Le moins bon western plaît à beaucoup parce que les règles du genre postulent un « spectaculaire » toujours efficace à l’écran : par ailleurs, il est basé sur un archétype qui lui confère, quelle que soit la médiocrité de son réalisateur, une sorte d’intérêt sociologique de chanson de geste. Mais si le western peut difficilement être totalement mauvais, il est paradoxalement extrêmement difficile de faire un très bon western. Des films comme Stagecoache, My Darling Clementine, The Outlaw demeurent des cas isolés. High Noon rejoint ce groupe des œuvres maîtresses du western.

 

Carl Foreman, qui fut longtemps le scénariste attitré et le collaborateur de Kramer, a construit sur une quelconque « novel » un scénario d’une admirable rigueur. A dix heures et demie, le schérif Kane se marie et résigne ses fonctions. Son remplaçant ne sera là que le lendemain. A dix heures quarante il apprend que le bandit Miller - sorte de tueur terrifiant - qu’il a fait condamner il y a cinq ans, a été libéré et arrivera à la gare de l’endroit bien décidé à le « descendre ». Trois de ses acolytes l’attendent déjà sur le quai. A dix heures quarante- cinq, Kane s’enfuit avec sa jeune femme. A dix heures cinquante, il tourne bribe et revient à la ville pour faire face aux événements. A onze heures, il se met en quête de volontaires. Entre onze heures et midi il cherchera en vain des hommes de bonnes volontés pour mettre hors d’état de nuire un criminel qui, cinq années auparavant, avait plongé la ville dans l’anarchie ; tous abandonneront - même ses meilleurs amis - celui qui avait ramené l’ordre et la prospérité. A midi, le train entre en gare, Miller en descend, accueilli par ses complices ; à la même heure, complétement seul, traversant une ville complétement déserte et silencieuse, Kane marche à leur rencontre.

 

 

Unité de temps, de lieu, d’action ; style très dépouillé, pas une fioriture, pas de pittoresque, tout concourt à faire de High Noon une manière de chef-d’œuvre, une sorte de tragédie classique où le poids d’une fatalité envoutante pèse sur chaque seconde d’un récit qui dure exactement son temps réel. Sur cette trame impitoyable, Fred Zinneman, qui se surpasse quand il travaille pour Kramer, s’est refusé à toutes les facilités du western, son travail est une épure du genre où l’accessoire est réduit à sa plus simple expression : la rue traditionnelle, le saloon, l’hôtel, les chevaux cabrés, tout cela est réduit à une sorte de squelette indicatif ; les coups de feux eux-mêmes claquent à midi dans le soleil pendant quelques secondes et bientôt sans lyrisme extérieur, sans héroïsme spectaculaire, sans agonie théâtrale, sans cavalcade, tout est fini, le rideau tombe. La chute elle-même - dont nous laissons au lecteur l’absence de surprise - est par sa rapidité et sa poignante simplicité d’une insolite grandeur : c’est une conclusion dure, amère, refermée sur elle-même, pleine d’humeur, pleine de mépris pour la lâcheté et la corruption.

 

Le film constitue un très bel essai sur la solitude. Solitude d’un homme qu’une ville entière devrait soutenir et qui le trahit, qui comprend peu à peu que - sans même représenter la loi, ni ses concitoyens, abandonné jusque par sa femme - il va lutter seul contre quatre et qu’au bout de cet austère, de cet incompréhensible chemin, il ne peut y avoir que la mort, la mort gratuite, sans gloire, le nez dans la sale poussière d’une ingrate bourgade sous le ciel impavide d’une fausse patrie.

 

  

Gary Cooper est l’homme du rôle avec une surprenante vérité. Vieilli, vouté, le visage légèrement bouffi, sillonné de rides profondes, la parole hésitante, il donne de Kane la seule interprétation qui puisse être profondément émouvante et rejoindre le « héros » de la tragédie par delà le héros cinématographique habituel : un homme accablé, tout entier à l’effort de contenir une panique intérieure grandissante et qui marche au combat la peur au ventre. Plus question de Superman ou de Robin des Bois, la désinvolture avantageuse n’a rien à voir avec le difficile courage du solitaire. Cet homme qui marche dans la ville et parcours le cruel itinéraire de la trahison et de l’abandon rejette loin dans l’oubli tous les professionnels cinématographiques de la mort facile et du courage souriant.

 

Il y aurait beaucoup à écrire sur le thème à l’écran de l’homme qui marche vers un destin hasardeux - Charlot vers la fin de ses films, Verdoux vers la guillotine, Welles loin de la dame de Shanguaï agonisante vers l’aube livide de Frisco, Casarès loin d’Orphée vers « ce qui ne peut se nommer », Blier loin de Signoret paralysée par l’impossible oubli, cet « étranger » de Pagliero dans le cercle vicieux du temps et le petit curé de Bresson dans celui de la mort, sans parler des marches têtues de tous les héros hustoniens -, beaucoup à dire sur cette poignante promenade cinématographique qui traduit mieux que de longs discours le principal mérite des meilleurs cinéastes : d’avoir posé une question sur l’homme.

 

  

On connait sans doute cette déclaration de Bresson : « Le vrai langage du cinéma est celui qui traduit l’invisible… Je tente de traduire plutôt des sentiments que des faits ou des gestes. J’essaie de substituer un mouvement intérieur au mouvement extérieur ». Une seconde réflexion sur High Noon fait apparaître que le principal mérite de ce film est de n’exposer un mouvement extérieur que pour mieux faire apparaître un mouvement intérieur. Le vrai sujet du film c’est ce que peut penser pendant une heure et demie un homme qu’on abandonne et qui pense qu’il va mourir et c’est une grande habileté d’avoir choisi comme vêtement extérieur à cette réflexion ambulante le western qui est un genre tellement familier au spectateur qu’il suffit de quelques traits pour l’évoquer, pour donner un cohérent « antichambre racinien » à cette pure tragédie.

 

A midi quinze, la fin tombe comme un couperet. Sans un mot, sans un reproche aux fripouilles qui, le danger passé, ressortent de leurs cachettes, après avoir jeté à ses pieds le dérisoire insigne de la justice, accompagné de la petite blondinette « quaker », blessé dans sa chair et dans son cœur, raidi dans une sorte d’indicible révolte morale contre la bassesse, l’homme s’en va.    

 

 

Jacques Doniol-Valcroze

 




mardi 22 septembre 2020

in memoriam • cahiers du cinéma . alfred hitchcock, le faux coupable (1956)



 

CAHIERS DU CINEMA

N°72, juin 1957

 

André Bazin, Jacques Doniol-Valcroze, Eric Rhomer, rédacteurs en chef

 


 

 

LE CINEMA ET SON DOUBLE

 

LE FAUX COUPABLE, film d’Alfred Hitchcock

Warner Bross, 1956

 

Avec Henry Fonda, Vera Miles, Anthony Quayle, Harold J. Stone, Charles Cooper, John Heldabrand…

 

Critique de Jean-Luc Godard

 

Premier acte. Le Stork Club, on le sait et l'un des rendez-vous les plus distingués (sophisticated) de New York. Air conditionné, odeur de havanes, rouge à lèvres, hifi… mais la caméra, dans la salle qui se vide en surimpression du générique, ne cadre ni les vedettes névrosées, ni les millionnaires en vadrouille. Elle s'approche peu à peu du sage petit orchestre qui étirent des blues langoureux. Le Stork Club ferme. Christopher Balestrero (Henry Fonda) pince une dernière corde, remise sa contrebasse, et souhaite, en sortant, le bonsoir au portier. À cet instant, grâce à l'angle sous lequel la scène est filmée, on a l'impression que deux policiers l'encadrent. C'est un hasard. Ils le dépassent et continuent leur ronde. Plus encore que le symbole de la future arrestation de Balestrero, Hitchcock symbolise par ce plan le rôle primordial que jouera le hasard dans The Wrong Man, le marquant à chaque seconde d'une empreinte indéfectible. Peu importe pour le réalisateur de L’Homme qui en savait trop la psychologie au sens habituel du mot, seules comptent désormais les volte-face du destin. 

 


 

Avant même le générique, Hitch, jouant le jeu, a d’ailleurs loyalement prévenu le spectateur. Dans un éclairage violemment contrasté, on voyait sa courte silhouette ronde faire quelques pas puis stopper. Une voix sourde, humble, s’élevait : « Ce film ne ressemble à aucun de mes autres films. Pas de « suspense ». Rien que la vérité. » Sachons lire entre les lignes. Le seul « suspense » de The Wrong Man est celui du hasard lui-même. Le sujet de ce film réside moins dans l’imprévu des évènements que dans leur probabilité. A chaque plan, chaque répartie, chaque cadrage, Hitchcock fait la seule chose à faire pour cette raison un peu paradoxale mais péremptoire qu’il a le droit de faire n’importe quoi, « Que sera sera », puisque « What will be » has been.

 


 

Reprenons notre récit. Balestrero, Manny pour les amis, prend le métro pour aller en banlieue dormir du sommeil du juste. Trajet faisant, il annote dans le journal les résultats des courses. Il y joue parfois de petites sommes, par désœuvrement plutôt que par appât du gain. A Rose, sa femme (Vera Miles) qui l’interroge là-dessus, il répond que les chevaux l’intéressent moins que de voir combien aurait pu lui faire perdre ou gagner des paris qu’il fait très souvent « pour du beurre ». Notons en passant qu’aucun plan du journal dans lequel se plonge Balestrero dans le métro n’est inutile. De toute sa carrière, Hitchcock n’a jamais tourné un seul plan gratuit. Les plus anodins, en fin de compte, servent toujours à l’intrigue qu’ils enrichissent un peu à la manière dont la petite « touche » chère aux impressionnistes enrichissait le tableau. Ils ne tirent leur valeur particulière que de l'observation de l'ensemble. Dans ce journal, par exemple, nous voyons une réclame pour une marque d'auto. Nous savons ainsi que Balestrero a une femme et deux enfants car autour de l'auto il y a une jeune femme et deux enfants qui font sourire notre modeste héros. Autre exemple encore plus probant : il y a aussi dans le journal une réclame pour une compagnie d'assurance. Ce plan explique que Balestrero puisse penser tout de suite à emprunter de l'argent sur une police d'assurance, lorsqu'il lui faudra les trois cents dollars que lui demande Rose, souffrant d'une dent de sagesse, pour payer le dentiste. Terminant alors la discussion avec Rose, déjà couchée, nous avons déjà droit à l'un des cinq ou six admirables gros plans qui émaillent ce film d’éclairs plus dignes encore de Murnau que de Dreyer. Après s’être gentiment, fémininement devrait-on dire, plainte de sa dentition, Rose se laisse volontairement persuader qu’elle est la plus charmante épouse du monde. Elle demande à Manny d’être sage et de la laisser dormir. Contre-champs et long gros plan sur Henry Fonda, les yeux dans le vague qui pense, qui est. Se référant à celui-ci, nous retrouvons un gros plan analogue dans une scène décisive de l’avant-dernière bobine, après l’examen de Rose par un psychiatre, lorsque Balestrero décidera de placer Rose, devenue folle, dans la meilleure clinique qui soit. La beauté de chacun de ses gros plans, de ces regards attentifs au seul écoulement du temps, naît de l’intrusion du sentiment de la nécessité dans celui du futile, de l’essence dans l’existence. La beauté du visage de Henry Fonda pendant cette seconde extraordinaire qui s’éternise, est comparable est comparable à celle du jeune Alcibiade décrite par Platon dans « Le Banquet ». Elle n’a comme seul répondant que l’exacte vérité. Nous sommes dans le drame le plus rocambolesque parce que nous sommes dans le documentaire le plus parfait, le plus exemplaire. Ces deux gros plans ne peuvent se terminer moralement que de la même façon. Là, Balestrero déclare au psychiâtre : « I want the best for her”. Manny aime Rose d’autant plus qu’elle a douté de leur bonheur ici-bas et qu’elle en est devenue folle, preuve irréfutable de leur amour réciproque. Ici, le gros plan se termine par un panoramique sur Fonda qui se penche et embrasse Vera Miles dans le creux de la nuque.

 


 

Le lendemain matin, tout en séparant ses jeunes fils qui se chamaillent, Balestrero décide d’aller demander à sa compagnie d’assurance combien d’argent il peut emprunter sur la police de Rose. Mais, alors qu’il pénètre dans les bureaux, une secrétaire s’imagine reconnaître en lui l’auteur d’un hold-up, commis il y a plusieurs mois au détriment de ladite compagnie. Alertée, la police attend Manny devant chez lui et l’emmène pour un interrogatoire sans lui laisser le temps de prévenir Rose. An commissariat, il apprend qu’on le soupçonne non seulement d’un, mais de plusieurs hold-ups chez les boutiquiers du coin. Les sommes dérobées sont minces, 30, 45, 70 dollars. Mais le sentiment d’un engrenage inexorable est d’autant plus fort, que les policiers, les témoins, le décor, tout reste un peu fade, minable et saugrenu. Le découpage retrouve ici sans difficulté ce naturel dans l’invention qui fait le prix de tous les Griffith. Le banal procédé du champ - contre-champ reprend en conclusion son efficacité première grâce à la vérité des prémisses de l’argument. Les changements de plans sont simplement et uniquement conditionnés par les mouvements des regards. Ainsi, lorsque les deux pimbêches de la compagnie d’assurances auront à reconnaître Balestrero, aligné parmi d’autres suspects, un cinéaste plus maladroit, alors qu’elles comptent « un, deux, trois, quatre », aurait probablement fait un travelling latéral, alternant avec les filles et les policiers, et stoppant chaque fois sur Fonda, quatrième dans le rand des prévenus.  Mais nous n’aurions eu là que les points de vue séparés des filles, des inspecteurs et du faux coupable. Hitchcock nous donne ces points de vue réunis. On ne voit pas mais on entend les filles compter jusqu’à quatre, la caméra tourne le dos à Fonda et cadre en plan général le chef du commissariat dont le regard se déplace quatre fois de suite. Cadrer l’inspecteur en gros plan eût été également une erreur, car ce n’est pas son point de vue qui importe (son regard change de direction professionnellement, sans intention malveillante) mais bien le point de vue de Balestrero, que l’on devine épouvanté précisément par le regard machinal du commissaire. 

 


 

Avant d’être une leçon de morale, The Wrong Man est à chaque minute une leçon de mise en scène. Dans l’exemple que je viens de citer, Hitchcock sut par un seul plan nous donner avec une force que, séparés, ils n’auraient pas l’équivalent de plusieurs gros plans. Mais surtout, voilà ce qui est important, il le fit à bon escient, au moment voulu. De même, il saura, quand il le faut, faire l’inverse, et donner par quelques gros plans rapides l’équivalent d’un plan d’ensemble. La prise des empreintes digitales, moderne flétrissure qu’autrefois le bourreau imprimait au fer rouge sur la chair du dévoyé, cette marque infâmante, HItchcock nous la fait ressentir de façon terrible. Pouce, index, majeur noircis, regards de l’inspecteur, hébétement de Fonda, distorsion des poignets quand les doigts roulent sur le carton, les plans se chevauchent l’un l’autre, grâce aux raccords uniquement faits dans le mouvement, dans un montage rapide et forcené qui rappelle Arkadin.

 


 

L’accalmie qui suit, alors que l’on vide ses poches avant qu’il ne passe sa première nuit en prison, ne fait que mieux ressortir le vide moral et physique où se trouve Balestrero qui n’a plus que la force d’enregistrer, de voir. Ceci explique que pour traiter, tout de suite après l’arrivée du faux coupable dans sa cellule, Hitchcock emploie la technique la plus élémentaire. Ce qui aurait pu passer pour une suprême coquetterie de la part du plus célèbre virtuose de la caméra n’est en effet que la preuve de sa modestie. Cette aventure vécue, comme Bresson, il nous l’offre sans ornement. Balestrero entre dans sa cellule. Il regarde le lit : contrechamp sur le lit, le lavabo : contrechamp sur le lavabo, il lève les yeux : contrechamp sur l’angle des murs et du plafond, il regarde les barreaux : contrechamp sur les barreaux. Nous comprenons alors que Manny voit sans regarder (à l’inverse du lieutenant Fontaine) de même que pendant le procès il entendra sans écouter. Les données immédiates de la conscience, Alfred Hitchcock, une fois de plus, prouve que le cinéma, mieux que la philosophie et le roman, est aujourd’hui capable de les montrer. Balestrero, fatigué, s’appuie au mur, quasi saoûlé de honte. Il ferme très fort les yeux, essayant, ‘espace d’une seconde de se ressaisir. Le cadrant en plan moyen, la caméra tente alors des cercles de plus en plus rapides autour de lui, dans un axe perpendiculaire au mur où Fonda s’est adossé. Ce mouvement giratoire sert d’enchaînement avec le plan suivant qui montre, le lendemain matin, Balestrero emmené au tribunal suivant la coutume américaine, qui déterminera si l’accusé a un vrai procès ou pas.

 


 

Comme souvent, c’est dans les enchaînements qu’Hitchcock analyse des sentiments, des impressions subjectives d’ordre trop mineure pour prendre place au cours d’une scène importante. Par ce mouvement de caméra, il parvient ici à rendre sensible un trait purement physique, la crispation des paupières que Fonda baisse, la force avec laquelle, un tiers de seconde, elles enserrent l’orbite de ses yeux, faisant passer dans l’imagination sensorielle un vertigineux kaléidoscope d’abstractions que seul un aussi extravagant mouvement d’appareil pouvait rendre avec succès. Un film où il n’y aurait que de telles notations serait peu, mais celui où elles abondent par-dessus le marché, un tel film est tout.

 

Depuis Fenêtre sur cour, Hitchcock multiplie sciemment cette sorte d’effets « épidermiques », et, s’il relègue la trame de l’intrigue à l’arrière-plan, c’est pour en mieux dévoiler par à-coups l’évidente beauté. Ces notations néo-réalistes ne sont jamais gratuites. Elles sont autant de précipités d’un corps dont le caractère, pour paraphraser La Bruyère, se révèle une fois dans le bain du monde…

 

Regarder autour de soi, c’est vivre libre. Le cinéma, qui reproduit la vie, doit donc filmer des personnages qui regardent autour d’eux. La tragédie de Christopher Emmanuel Balestrero est de ne plus pouvoir regarder autour de lui. Et Hitchcock a raison de prétendre que The Wrong Man n’est pas un film à « suspense », comme ses précédentes productions, puisqu’il en est l’envers. Le « suspense » ne vient même plus du fait que l’on voit arriver ce que l’on savait qu’il arriverait comme dans L’Homme qui en savait trop, mais au contraire de ce que ne survient pas en fin de compte ce que l’on avait craint voir survenir. Pauvre Clouzot qui croit encore à Fantômas alors que dans The Wrong Man l’épouvante provient de ce que c’est le « suspense » lui-même qui agit en tant que fantôme.

 

Admirons à ce propos le plan, remarquablement photographié par Robert Burks, où la voiture cellulaire qui emmène Balestrero au tribunal passe sur un pont suspendu : petite silhouette noire, cahotant à l’ombre des immenses piliers de fer, et qui évoque étrangement la carriole de Nosferatu arrivant au pays des fantômes. Manny, en effet, ne sait plus très bien qui de lui ou des autres devient un fantôme. Les rares plans de rues qui se succèdent avant qu’il n’aperçoive de nouveau sa femme au tribunal, ces quelques plans passent, pour nous et pour lui, comme un mirage. Rose elle-même est un mirage. On l’entrevoit vaguement au second plan pendant que Balestrero se voit refuser une mise en liberté provisoire faute de pouvoir verser une caution de sept mille cinq cents dollars. Mélangé à d’autres détenus, il est transporté dans la grande prison de Long Island en attendant de comparaître devant le district attorney. Humilié et offensé, tel pourrait être le sous-titre dostoïevskien du deuxième et du troisième acte, qui s’achève par le nouvel emprisonnement de Balestrero dans la foule des criminels de droit commun.

 


 

Le mauvais rêve est devenu réalité. Dans I Confess, le père Logan refusait de parler. Dans The Wrong Man, Balestrero en vient à douter même du langage, par honte, puis par lucidité. Dans l’univers concentrationnaire qui devient le sien, il ne regarde plus que les pieds de celui qui marche devant lui. Hitchcock reprend ici le problème du champ en travelling-arrière et du contre-champs en travelling-avant utilisé dans la dernière scène de I Confess, lorsque Montgomery Clift s’avance vers O.E. Hasse. Peut-on lui en faire grief ? Non, car, de même, dans la scène où la sous-directrice regarde Henry Fonda par-dessus l’épaule d’une dactylo, on avait retrouvé un effet déjà utilisé I Confess, alors que Karl Malden épie, par-dessus l’épaule d’un subordonné, Anne Baxter bavardant avec Montgomery Clift. Un autre effet, utilisé cette fois dans L’Homme qui en savait trop, le travelling latéral en gros plan sur les notes de musique, est également repris ici lorsque Manny, au commissariat, relit le billet que les inspecteurs lui ont dicté et s’aperçoit qu’il a commis la même faute d’orthographe que le vrai coupable. Remarquons toutefois que ces trois effets sont utilisés dans The Wrong Man à des instants moins décisifs que dans les films précédents et qu’ils renforcent d’autant plus ces instants que ceux-ci occupent une plus modeste place. C’est bien la meilleure preuve que Hitch ne reprend jamais un procédé qu’en parfaite connaissance de cause et d’effet. Ses plus grandes trouvailles, il s’en sert aujourd’hui à titre de conclusion et non plus de postulat esthétique.

 

Ainsi, le traitement d’une scène en un seul plan n’a jamais été mieux justifié que dans celle du deuxième emprisonnement, lorsque, cadré de dos, Manny entre dans sa cellule : la porte de fer glisse derrière lui et bouche le champ de la caméra qui s’avance et recadre notre faux coupable à travers l’ouverture du guichet. Quelques minutes s’écoulent. Manny véritable « mort en permission », semble complétement amorphe. On entend alors, « off », crier de plus en plus fort : « Balestrero, Balestrero ! » Manny fait face à la caméra qui recule, recadrant la porte et les et les yeux de Manny à travers le guichet format cinémascope. Ce cadrage reprend celui où Manny, venant d’être arrêté, assis entre deux inspecteurs, voyait dans le rétroviseur de la Chevrolet les yeux du conducteur le fixer. Il le reprend, mais en retournant la signification. La caméra recule  devant Manny après l’avoir poussé dans la cellule. Un premier miracle entre en lice. Le film bascule entièrement.

 

Quatrième acte. Manny est mis en liberté provisoire. La caution a été versée par son beau-frère qui l’attend dehors avec Rose, Rose qui va devenir le personnage principal du reste du film. Et Hitchcick nous le prouve par un seul plan. Pendant que Balestrero retrouve ses fils, Rose téléphone à un avocat. Le metteur en scène s’attarde longuement sur ce coup de téléphone. Inutilement, semble-t-il. Non pas. C’est en effet dans ce plan que nous retrouvons le fameux thème du transfert de la culpabilité si cher à l’auteur de L’Inconnu du Nord-Express.

 

Dans The Wrong Man, le transfert ne réside plus par la prise en charge par le faux du crime du vrai coupable, mais dans l’échange de la liberté de Manny contre celle de Rose. A fausse culpabilité, faux transfert. Ou plutôt, transfert de l’innocence. Le faux coupable devient la fausse coupable : Hitchcock, ne l’oublions pas, est plus, qu’aucun autre le cinéaste du couple. L’innocence de Rose est prise ici dans son sens premier de naïveté. Rose a l’innocence de se croire coupable pour avoir un doute une seconde de l’innocence de Manny, moins même : pour avoir cru possible d’en douter. Elle sera punie d’avoir simplement craint en ma probabilité qu’elle n’avait nullement à craindre puisqu’elle aime son mari.

 

La naïveté la plus franche affiche souvent les sentiments les plus subtils. L’innocence de Rose, sa bêtise presque, sera seule cause de sa brusque folie. Souvenons-nous de la scène où, inquiète de l’absence de Balestrero, elle apprenait par un coup de téléphone de la police, les soupçons qui pèsent sur lui. Rose, alors, avait première et curieuse réplique : « J’étais sûre que c’était quelque chose dans ce genre. » Elle dit précisément ce à quoi elle est à mille lieues de songer, ce à quoi elle ne songera même jamais. Mais le seul fait de l’avoir dit suffit à la faire douter d’elle-même. L’âme la plus enfantine est aussi la plus fière. Rose devra payer de sa folie sa folle inconséquence de langage.

 

Goethe et Balzac nous ont décrit de telles héroïnes, qui trouvent dans l’effrayante logique de leur passion d’abord la cause et ensuite l’alimentation naturelle de leur dégradation physique. Odile ou Honorine moderne, Rose aide de toutes ses forces Manny à trouver les alibis dont veut faire état leur avocat. Etant en vacances à l’époque des hold-ups, ils recherchent ceux avec qui ils jouèrent aux cartes et sauront ainsi réfuter les témoignages adverses. Hélas, Rose, au cours de l’enquête, ne peut s’empêcher de croire découvrir peu à peu qu’elle aide son mari moins par un mouvement naturel du cœur que par devoir. Le quatrième acte s’achève par l’éclatement en plein jour de cette découverte qui ne rongeait Rose que de l’intérieur. Manny apprend que son dernier témoin est mort. Rose éclate alors d’un rire hystérique. Coup de théâtre ? Non. Comme l’écrit Aristote : il est vraisemblable que beaucoup de choses arrivent contre le vraisemblable. Si Rose devient folle de remords, c’est parce qu’il est logique que la folie arrive contre la logique.

 

Chaque plan décisif de The Wrong Man, en effet, a son répondant, son double, qui le justifie sur le plan de l’anecdote en même temps qu’il en redoute l’intensité sur le plan dramatique. L’éclat de rire de Rose fait écho à celui des gamines habitant maintenant l’appartement de l’un des témoins disparus. La scène de ménage où elle frappe Balestrero est le double, le négatif de celle, où, au début du film, elle avait en badinant émis un léger doute sur la probabilité qu’ils ont d’être heureux en ce monde.

 

A l’arbitraire de la situation répond évidemment l’arbitraire de la mise en scène. Le coup de brosse qui atteint Fonda au front est traité en quatre plans ultra-rapides dans lesquels on ne voit que le départ et l’arrivée du geste : Rose et la brosse. Fonda, le miroir brisé, le front de Fonda blessé… Ce montage est presque celui du Ballet mécanique. Mais il redore singulièrement le blason. Mieux : Hitchcock nous prouve qu’une trouvaille technique est vaine si elle ne se double pas d’une conquête formelle au creuset de qui elle formera ce moulage qui a nom style. Et à la question : qu’est-ce que l’art ? Malraux a déjà précisément répondu : ce par quoi les formes deviennent style. 

 


 

Cinquième et dernier acte. Gros plan du chapelet que Balestrero égrène sous la table pendant que O’Connor, son avocat, jouant les Perry Masons des romans de Standley Gardner, s’efforce de faire se contredire les témoins à charge. A force de finasser sur les détails, il parvient à ses fins. Excédé de la discussion, l’un des membres du jury et demande au juge de faire cesser ce manège stupide. O’Connor saute sur l’occasion et invoque aussitôt un vice de procédure pour demander le renvoi du procès. Il a gain de cause. Signe avant-coureur du deuxième miracle.

 

Toujours en liberté provisoire Manny retourne chez lui. Sa mère garde la maison en l’absence de Rose qui est en clinique. Il regrette que le procès soit ajourné. Sa fausse culpabilité lui pèse plus qu’une vraie. Pourtant, dit-il à sa mère, il a prié Dieu de l’aider. Il ne faut pas demander à Dieu de l’aide, lui répond-t-elle, mais de la force. Dans sa chambre, s’habillant avant d’aller au Stork Club, Manny réfléchit à cette dernière parole : demander à Dieu de la force. Gros plan de Fonda nouant sa cravate. Gros-plan d’un tableau représentant le Christ. Re-gros plan de Fonda qui regarde le tableau puis début d’une surimpression : derrière le visage de Fonda apparaît un plan de rue avec un homme en imperméable et chapeau mou qui s’avance vers la caméra jusqu’à ce qu’il soit cadré en gros plan lui aussi. Ses traits vont coïncider avec ceux de Fonda, son menton semble s’imbriquer dans celui de Fonda, les ailes de son nez dans celles du nez de Fonda… mais non, la surimpression s’évanouit. Et nous avons devant les yeux le vrai coupable sur qui l’appareil panoramique alors qu’il va justement tenter un nouvel hold-up. La transition, ici, n’est plus la charnière où s’articule le récit, mais le ressort du drame dont elle paraphrase le sujet.

 

Le vrai coupable, arrêté grâce au sang-froid d’une commerçante, est à son tour ramassé par la police qui le conduit au commissariat. L’inspecteur qui avait interrogé Manny croise l’individu dans le couloir, sort du commissariat, fait quelques pas, stoppe, nous comprenons qu’il comprend que Balestrero est innocent : « Okay, Manny ? » lui demande-t-il après l’avoir fait chercher. « Okay ! » répond Fonda dans un admirable sourire.

 

La dernière scène du film montre Balestrero à la clinique. Malgré la bonne nouvelle, Rose est loin d’être guérie. « J’espérais un miracle », dit Manny, déçu. « Les miracles existent » lui répond une pimpante infirmière. « Il faut savoir attendre ». Deux ans plus tard, en guise d’épilogue, nous apprenons que Rose guérie, coule à nouveau dans sa famille des jours heureux. A vous de conclure.

 

Jean-Luc GODARD