mercredi 11 novembre 2020

in memoriam • cahiers du cinéma . fred zinneman, le train sifflera trois fois (1951)




 

 

CAHIERS DU CINEMA

N°16, octobre 1952

 

Lo Duca, Jacques Doniol-Valcroze, André Bazin, rédacteurs en chef

 

 

 

UN HOMME MARCHE DANS LA TRAHISON

 

LE TRAIN SUFFLERA TROIS FOIS (HIGH NOON), film de Fred Zinneman

Stanley Kramer-United Artists, 1951

 

Avec Gary Cooper (Will Kane), Thomas Mitchell (Jonas Anderson), Lloyd Bridges (Harvey Pell), Katy Jurado (Helen Ramirez).

 

Critique de Jacques Doniol-Valcroze

 

High Noon est le dernier film de Stanley Kramer distribué par les artistes associés avant l’arrangement de Kramer avec la Columbia. Nous sommes heureux qu’il vienne par son excellence confirmer les thèses que nous avancions dans notre numéro 15 au sujet du système de production de Kramer parfaitement séduisant en lui-même, mais dont la meilleure justification est en fin de compte le pourcentage de bons films produits. Or, nous avons vu sept des treize films produits à ce jour par Kramer et High Noon porte cette proportion à cinq sur sept ce qui est assez édifiant.

 

 

Le western est un genre qui a fait ses preuves. C’est aussi une recette éprouvée. Le moins bon western plaît à beaucoup parce que les règles du genre postulent un « spectaculaire » toujours efficace à l’écran : par ailleurs, il est basé sur un archétype qui lui confère, quelle que soit la médiocrité de son réalisateur, une sorte d’intérêt sociologique de chanson de geste. Mais si le western peut difficilement être totalement mauvais, il est paradoxalement extrêmement difficile de faire un très bon western. Des films comme Stagecoache, My Darling Clementine, The Outlaw demeurent des cas isolés. High Noon rejoint ce groupe des œuvres maîtresses du western.

 

Carl Foreman, qui fut longtemps le scénariste attitré et le collaborateur de Kramer, a construit sur une quelconque « novel » un scénario d’une admirable rigueur. A dix heures et demie, le schérif Kane se marie et résigne ses fonctions. Son remplaçant ne sera là que le lendemain. A dix heures quarante il apprend que le bandit Miller - sorte de tueur terrifiant - qu’il a fait condamner il y a cinq ans, a été libéré et arrivera à la gare de l’endroit bien décidé à le « descendre ». Trois de ses acolytes l’attendent déjà sur le quai. A dix heures quarante- cinq, Kane s’enfuit avec sa jeune femme. A dix heures cinquante, il tourne bribe et revient à la ville pour faire face aux événements. A onze heures, il se met en quête de volontaires. Entre onze heures et midi il cherchera en vain des hommes de bonnes volontés pour mettre hors d’état de nuire un criminel qui, cinq années auparavant, avait plongé la ville dans l’anarchie ; tous abandonneront - même ses meilleurs amis - celui qui avait ramené l’ordre et la prospérité. A midi, le train entre en gare, Miller en descend, accueilli par ses complices ; à la même heure, complétement seul, traversant une ville complétement déserte et silencieuse, Kane marche à leur rencontre.

 

 

Unité de temps, de lieu, d’action ; style très dépouillé, pas une fioriture, pas de pittoresque, tout concourt à faire de High Noon une manière de chef-d’œuvre, une sorte de tragédie classique où le poids d’une fatalité envoutante pèse sur chaque seconde d’un récit qui dure exactement son temps réel. Sur cette trame impitoyable, Fred Zinneman, qui se surpasse quand il travaille pour Kramer, s’est refusé à toutes les facilités du western, son travail est une épure du genre où l’accessoire est réduit à sa plus simple expression : la rue traditionnelle, le saloon, l’hôtel, les chevaux cabrés, tout cela est réduit à une sorte de squelette indicatif ; les coups de feux eux-mêmes claquent à midi dans le soleil pendant quelques secondes et bientôt sans lyrisme extérieur, sans héroïsme spectaculaire, sans agonie théâtrale, sans cavalcade, tout est fini, le rideau tombe. La chute elle-même - dont nous laissons au lecteur l’absence de surprise - est par sa rapidité et sa poignante simplicité d’une insolite grandeur : c’est une conclusion dure, amère, refermée sur elle-même, pleine d’humeur, pleine de mépris pour la lâcheté et la corruption.

 

Le film constitue un très bel essai sur la solitude. Solitude d’un homme qu’une ville entière devrait soutenir et qui le trahit, qui comprend peu à peu que - sans même représenter la loi, ni ses concitoyens, abandonné jusque par sa femme - il va lutter seul contre quatre et qu’au bout de cet austère, de cet incompréhensible chemin, il ne peut y avoir que la mort, la mort gratuite, sans gloire, le nez dans la sale poussière d’une ingrate bourgade sous le ciel impavide d’une fausse patrie.

 

  

Gary Cooper est l’homme du rôle avec une surprenante vérité. Vieilli, vouté, le visage légèrement bouffi, sillonné de rides profondes, la parole hésitante, il donne de Kane la seule interprétation qui puisse être profondément émouvante et rejoindre le « héros » de la tragédie par delà le héros cinématographique habituel : un homme accablé, tout entier à l’effort de contenir une panique intérieure grandissante et qui marche au combat la peur au ventre. Plus question de Superman ou de Robin des Bois, la désinvolture avantageuse n’a rien à voir avec le difficile courage du solitaire. Cet homme qui marche dans la ville et parcours le cruel itinéraire de la trahison et de l’abandon rejette loin dans l’oubli tous les professionnels cinématographiques de la mort facile et du courage souriant.

 

Il y aurait beaucoup à écrire sur le thème à l’écran de l’homme qui marche vers un destin hasardeux - Charlot vers la fin de ses films, Verdoux vers la guillotine, Welles loin de la dame de Shanguaï agonisante vers l’aube livide de Frisco, Casarès loin d’Orphée vers « ce qui ne peut se nommer », Blier loin de Signoret paralysée par l’impossible oubli, cet « étranger » de Pagliero dans le cercle vicieux du temps et le petit curé de Bresson dans celui de la mort, sans parler des marches têtues de tous les héros hustoniens -, beaucoup à dire sur cette poignante promenade cinématographique qui traduit mieux que de longs discours le principal mérite des meilleurs cinéastes : d’avoir posé une question sur l’homme.

 

  

On connait sans doute cette déclaration de Bresson : « Le vrai langage du cinéma est celui qui traduit l’invisible… Je tente de traduire plutôt des sentiments que des faits ou des gestes. J’essaie de substituer un mouvement intérieur au mouvement extérieur ». Une seconde réflexion sur High Noon fait apparaître que le principal mérite de ce film est de n’exposer un mouvement extérieur que pour mieux faire apparaître un mouvement intérieur. Le vrai sujet du film c’est ce que peut penser pendant une heure et demie un homme qu’on abandonne et qui pense qu’il va mourir et c’est une grande habileté d’avoir choisi comme vêtement extérieur à cette réflexion ambulante le western qui est un genre tellement familier au spectateur qu’il suffit de quelques traits pour l’évoquer, pour donner un cohérent « antichambre racinien » à cette pure tragédie.

 

A midi quinze, la fin tombe comme un couperet. Sans un mot, sans un reproche aux fripouilles qui, le danger passé, ressortent de leurs cachettes, après avoir jeté à ses pieds le dérisoire insigne de la justice, accompagné de la petite blondinette « quaker », blessé dans sa chair et dans son cœur, raidi dans une sorte d’indicible révolte morale contre la bassesse, l’homme s’en va.    

 

 

Jacques Doniol-Valcroze

 




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