CAHIERS DU CINEMA
N°16, octobre 1952
Lo Duca, Jacques Doniol-Valcroze, André Bazin,
rédacteurs en chef
UN
HOMME MARCHE DANS LA TRAHISON
LE
TRAIN SUFFLERA TROIS FOIS (HIGH NOON), film de Fred Zinneman
Stanley Kramer-United Artists, 1951
Avec Gary Cooper (Will Kane), Thomas Mitchell (Jonas
Anderson), Lloyd Bridges (Harvey Pell), Katy Jurado (Helen Ramirez).
Critique
de Jacques Doniol-Valcroze
High Noon est le dernier
film de Stanley Kramer distribué par les artistes associés avant l’arrangement
de Kramer avec la Columbia. Nous sommes heureux qu’il vienne par son excellence
confirmer les thèses que nous avancions dans notre numéro 15 au sujet du
système de production de Kramer parfaitement séduisant en lui-même, mais dont
la meilleure justification est en fin de compte le pourcentage de bons films
produits. Or, nous avons vu sept des treize films produits à ce jour par Kramer
et High Noon porte cette proportion à cinq sur sept ce qui est assez
édifiant.
Le western est un genre qui a fait ses
preuves. C’est aussi une recette éprouvée. Le moins bon western plaît à
beaucoup parce que les règles du genre postulent un « spectaculaire »
toujours efficace à l’écran : par ailleurs, il est basé sur un archétype
qui lui confère, quelle que soit la médiocrité de son réalisateur, une sorte
d’intérêt sociologique de chanson de geste. Mais si le western peut difficilement
être totalement mauvais, il est paradoxalement extrêmement difficile de faire
un très bon western. Des films comme Stagecoache, My Darling Clementine, The
Outlaw demeurent des cas isolés. High Noon rejoint ce groupe des
œuvres maîtresses du western.
Carl Foreman, qui fut longtemps le scénariste
attitré et le collaborateur de Kramer, a construit sur une quelconque
« novel » un scénario d’une admirable rigueur. A dix heures et demie,
le schérif Kane se marie et résigne ses fonctions. Son remplaçant ne sera là
que le lendemain. A dix heures quarante il apprend que le bandit Miller - sorte
de tueur terrifiant - qu’il a fait condamner il y a cinq ans, a été libéré et
arrivera à la gare de l’endroit bien décidé à le « descendre ». Trois
de ses acolytes l’attendent déjà sur le quai. A dix heures quarante- cinq, Kane
s’enfuit avec sa jeune femme. A dix heures cinquante, il tourne bribe et
revient à la ville pour faire face aux événements. A onze heures, il se met en
quête de volontaires. Entre onze heures et midi il cherchera en vain des hommes
de bonnes volontés pour mettre hors d’état de nuire un criminel qui, cinq
années auparavant, avait plongé la ville dans l’anarchie ; tous
abandonneront - même ses meilleurs amis - celui qui avait ramené l’ordre et la
prospérité. A midi, le train entre en gare, Miller en descend, accueilli par
ses complices ; à la même heure, complétement seul, traversant une ville
complétement déserte et silencieuse, Kane marche à leur rencontre.
Unité de temps, de lieu, d’action ; style
très dépouillé, pas une fioriture, pas de pittoresque, tout concourt à faire de
High Noon une manière de chef-d’œuvre, une sorte de tragédie classique
où le poids d’une fatalité envoutante pèse sur chaque seconde d’un récit qui
dure exactement son temps réel. Sur cette trame impitoyable, Fred Zinneman, qui
se surpasse quand il travaille pour Kramer, s’est refusé à toutes les facilités
du western, son travail est une épure du genre où l’accessoire est réduit à sa
plus simple expression : la rue traditionnelle, le saloon, l’hôtel, les
chevaux cabrés, tout cela est réduit à une sorte de squelette indicatif ;
les coups de feux eux-mêmes claquent à midi dans le soleil pendant quelques
secondes et bientôt sans lyrisme extérieur, sans héroïsme spectaculaire, sans
agonie théâtrale, sans cavalcade, tout est fini, le rideau tombe. La chute
elle-même - dont nous laissons au lecteur l’absence de surprise - est par sa
rapidité et sa poignante simplicité d’une insolite grandeur : c’est une
conclusion dure, amère, refermée sur elle-même, pleine d’humeur, pleine de mépris
pour la lâcheté et la corruption.
Le film constitue un très bel essai sur la
solitude. Solitude d’un homme qu’une ville entière devrait soutenir et qui le
trahit, qui comprend peu à peu que - sans même représenter la loi, ni ses
concitoyens, abandonné jusque par sa femme - il va lutter seul contre quatre et
qu’au bout de cet austère, de cet incompréhensible chemin, il ne peut y avoir
que la mort, la mort gratuite, sans gloire, le nez dans la sale poussière d’une
ingrate bourgade sous le ciel impavide d’une fausse patrie.
Gary Cooper est l’homme du rôle avec une
surprenante vérité. Vieilli, vouté, le visage légèrement bouffi, sillonné de
rides profondes, la parole hésitante, il donne de Kane la seule interprétation
qui puisse être profondément émouvante et rejoindre le « héros » de
la tragédie par delà le héros cinématographique habituel : un homme
accablé, tout entier à l’effort de contenir une panique intérieure grandissante
et qui marche au combat la peur au ventre. Plus question de Superman ou de
Robin des Bois, la désinvolture avantageuse n’a rien à voir avec le difficile
courage du solitaire. Cet homme qui marche dans la ville et parcours le cruel
itinéraire de la trahison et de l’abandon rejette loin dans l’oubli tous les
professionnels cinématographiques de la mort facile et du courage souriant.
Il y aurait beaucoup à écrire sur le thème à
l’écran de l’homme qui marche vers un destin hasardeux - Charlot vers la fin de
ses films, Verdoux vers la guillotine, Welles loin de la dame de Shanguaï
agonisante vers l’aube livide de Frisco, Casarès loin d’Orphée vers « ce
qui ne peut se nommer », Blier loin de Signoret paralysée par l’impossible
oubli, cet « étranger » de Pagliero dans le cercle vicieux du temps
et le petit curé de Bresson dans celui de la mort, sans parler des marches
têtues de tous les héros hustoniens -, beaucoup à dire sur cette poignante
promenade cinématographique qui traduit mieux que de longs discours le
principal mérite des meilleurs cinéastes : d’avoir posé une question sur
l’homme.
On connait sans doute cette déclaration de
Bresson : « Le vrai langage du cinéma est celui qui traduit
l’invisible… Je tente de traduire plutôt des sentiments que des faits ou
des gestes. J’essaie de substituer un mouvement intérieur au mouvement
extérieur ». Une seconde réflexion sur High Noon fait apparaître
que le principal mérite de ce film est de n’exposer un mouvement extérieur que
pour mieux faire apparaître un mouvement intérieur. Le vrai sujet du film c’est
ce que peut penser pendant une heure et demie un homme qu’on abandonne et qui
pense qu’il va mourir et c’est une grande habileté d’avoir choisi comme
vêtement extérieur à cette réflexion ambulante le western qui est un genre
tellement familier au spectateur qu’il suffit de quelques traits pour
l’évoquer, pour donner un cohérent « antichambre racinien » à cette
pure tragédie.
A midi quinze, la fin tombe comme un couperet.
Sans un mot, sans un reproche aux fripouilles qui, le danger passé, ressortent
de leurs cachettes, après avoir jeté à ses pieds le dérisoire insigne de la
justice, accompagné de la petite blondinette « quaker », blessé dans
sa chair et dans son cœur, raidi dans une sorte d’indicible révolte morale
contre la bassesse, l’homme s’en va.
Jacques Doniol-Valcroze