Il
a été le seul à interrompre le Festival de Cannes en plein milieu, alors que
les soixante-huitards - dont j’étais et dont je suis fier - manifestaient pour
obtenir la tête du dictateur-militaire De Gaulle. Il a été mon professeur et,
avec les Cahiers du Cinéma, mon guide dans la vie. C’était l’époque où, parallèlement
à mes études - trompette, harmonie, contrepoint, fugue, direction d’orchestre -
au conservatoire de Lyon, j’allais au cinéma une dizaine de fois par semaine.
Godard, Truffaut, Hitchcock, Bergman, Bunuel, Demy, Ford et les navets
vampiresques ou pornographiques chers à mon âge ado ignorant, parallèlement à
la fosse d’orchestre de l’opéra, remplissaient ma vie. Godard, c’était Pierrot
le fou, Alphaville, mais aussi, Vivre sa vie ou Masculin féminin, sans oublier La
Chinoise, Prénom Carmen ou Je vous salue Marie. Godard, c’était l’Art de la
Fugue de Jean-Sébastien Bach, avec ses sujets et contresujets et ses miroirs
renversés ou rétrogrades. Godard, c’était un jeu de construction où les phrases
se découpaient pour se recoller dans une autre distribution. Godard, c’était le regard
posé sur Anna, la dissection de l’image et du son, les bouts de vies happées avec
précision et replacés dans le contexte de l’homme qui regarde sa vie comme on
regarde la porte qui s’ouvre sur un chemin sans fin qu’on ne pourra jamais prendre.
Godard, c’était le cinéma. Il était Cinéma comme Wang est Musique. Godard était
un homme utile. Il n’avait rien de semblable avec le cercueil que l’on trimbale
de ville en ville, qui n’a jamais servi à rien, qui ne sert à rien et qui ne
servira jamais à rien. Godard aurait pu exister sans le cinéma. Jamais le
cinéma n’aurait pu survivre sans lui.