Je n’ai pas vu le Rhin, ses filles et Alberich l’hideux nain. Je n’ai pas vu le château que les géants ont construit pour Wotan. Je n’ai pas vu le frêne ni son tronc où est enfoncé Nothung le glaive destiné à Siegmund, reconstruit par et pour Siegfried. Je n’ai pas vu Brunehilde endormie dans le cercle de feu, mais j’ai vu le fœtus portant les jumeaux et Mime recueillir le petit Siegfried expulsé du ventre de Sieglinde. J’ai vu aussi les morts-vivants cueillis sur les champs de batailles tenter de manger les Walkyries. J’ai vu aussi des cortèges de gens portant des valises, celle du voyageur errant, celles du voyage fantastique où nous entraîne le Ring, celles remplies de l’or des Nibelung, peut-être. J’ai vu Wagner composer son œuvre, la jouer aussi au piano omniprésent, passage secret et repos éternel des hommes, des femmes et des dieux dans les temps superposés liés par le flot des sonorités, fleuve impétueux portant le monde de l’inconscient sans faillir un seul instant. Le conte fantastique est une histoire de mythes où les mythes ont pris beaucoup de coups. Formidables conteurs, Sir Donald Runnicles à la baguette et Stefan Herheim à la mise en scène. En les regardant et les écoutant, je n’ai pas perdu mon temps. J’ai retrouvé la Tétralogie de mes nombreux enregistrements et celle jouée à l’Opéra de Lyon sous la direction d’André Cluytens, il y a si longtemps. Magnifique…
Et après, après un premier acte et un début de deuxième acte de « Siegfried » confirmés et magnifiquement installés, tout juste après la mort de Fafner/dragon, la machine a déraillé surtout à l’arrivé de l’Oiseau de la forêt, un jeune garçon à la voix déplorable qui n’avait rien à faire sur une scène d’opéra. Il semblerait que l’Oiseau malheureux ait déstabilisé le spectacle. Le réveil de Brunehilde, un grand moment dans l’histoire du Ring, serait passé inaperçu si ce n’était les voix dures, cassées et braillardes de Siegfried/Clay Hilley et de Brunehilde/Nina Stemme. La grande Nina Stemme qui, selon l’inégalé et inégalable imbécile forumopera.com - le site qui n’aime pas l’opéra où trônent les amis intimes du Roi de France, les pitoyables Fort (Sylvain) et Bachelot (Roselyne) - aurait été la vedette des trois journées. Stemme comme Hilley ne chantent jamais, ils hurlent et de plus sont très gros et très laids. Qu’il puisse y avoir une histoire d’amour entre ces deux empotés parait invraisemblable, encore plus invraisemblable que la mise en scène de Stefan Herheim génialement déjantée auparavant et hélas déstructurée dès la mort du dragon. Le troisième acte a été d’une fadeur exemplaire et d’un ennui mortel comme si la fatigue s’était emparée de la scène et de la fosse. Pour la première fois depuis le début du Ring, applaudissements sans les « bravos » d’usage.
Et puis vint « Le Crépuscule… » des dieux et des hommes. Non, Nina Stemme/Brunehilde n’aura pas donné toute la mesure des immenses possibilités vocales qui auraient été les siennes. Non, son endurance relative n’a pas forcé l’admiration. Oui, ses monologues en fin du deuxième et du troisième acte auront eu raison de ses forces, qui ne semblent plus infinies. Non, son troisième acte n’était pas le plus achevé. Stemme n’a pas retrouvé le mordant, le médium si habité et l’aigu vaillant qui faisaient sa gloire. Non, elle n’est plus la grande dame qui demeure une des plus superbe Brunhilde du circuit, peut-être parce que crier en permanence enlève au personnage toute humanité. Idem pour Clay Hilley/Siegfried qui a dû sortir la gorge en sang tellement il a poussé des cris de bêtes sauvages avant que Hagen ne lui tranche la tête, bel hommage à Salomé ou l’on voit Brunehilde garder jalousement sur sa poitrine la tête sans corps de son bien aimé qu’elle peut enfin dominer à sa guise. Grand moment aussi à la toute fin ou le plateau descend au niveau de la fosse et ensevelit les quelques dieux déchus et l’ensemble des humains dont seules quelques gesticulations désespérées achèvent le crépuscule. Et pourtant, ce Crépuscule, final du Ring, aura été éblouissant - rachetant ainsi les faiblesses de la deuxième partie de « Siegfried » -, éblouissant par le génie du metteur en scène Stefan Herheim, par la très haute qualité de l’orchestre du Deutche Oper dirigé par le grand (Sir) Donald Runnicles, et par la qualité vocale magique des « seconds » rôles - dont un fabuleux chœur d’hommes - que je ne peux m’empêcher de citer : Gunther/Thomas Lehman, Alberich/Jürgen Linn, Hagen/ Gidon Saks, Gutrune/Aile Asszonvi, Waltraute/ Okka von der Damereau, Erste Norn/Anna Laplovskaja, Zweite Norn/Karis Tucker, Dritte Norn/ Aile Asszonvi, Woglinde/Meechot Marrero, Wellgunde/Karis Tuker, Floßhilde/Anna Lapkovshaia.
Ce Ring magnifique - malgré quelques rares faiblesses scéniques et malgré les impossibles (pour moi) Stemme et Hilley - aura été un grand moment passé avec celui dont la pensée créatrice surpasse de loin tout ce qu’on peut voir en entendre en 2021. Je suis persuadé que l’humanité n’aura connu qu’un seul homme digne de ce rang, Sigmund Freud. Et peut-être devrais-je y ajouter Richard Wagner dont la pensée rejoint parfaitement celle du père de la psychanalyse. Pour preuve ce Ring du Deutche Oper Berlin où j’ai pu déceler l’ensemble des inconscients qui gouvernent le monde, des inconscients que personne ne veut voir, des inconscients qui ont créé les Dieux et la chute de l’Homme. L’heure du crépuscule est bien arrivée.
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